Commentaire de Cass., 8 avril 2013, n° S.10.0057.F
Mis en ligne le jeudi 6 mars 2014
Cour de cassation, 8 avril 2013, n° S.10.0057.F
Après l’arrêt de la Cour de Justice du 25 octobre 2012, la Cour de cassation se prononce sur la légalité, au regard de l’article 39 du traité instituant la Communauté européenne, de l’article 36, §1er, alinéa 1er, 2°, j), de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 en ce qu’il subordonne le droit aux allocations d’attente d’un ressortissant européen n’ayant pas suivi les études ouvrant le droit aux allocations d’attente dans un établissement d’enseignement organisé, reconnu ou subventionné par l’une des communautés de la Belgique, à la condition qu’il ait suivi au moins six années d’études dans un établissement d’enseignement de l’Etat membre d’accueil.
Les faits de la cause
Mme P., de nationalité française, a effectué ses études secondaires en France et a obtenu dans ce pays un diplôme du baccalauréat professionnel. Elle n’a pas suivi six années d’études dans un établissement d’enseignement organisé, reconnu ou subventionné par l’une des communautés de la Belgique.
Elle est l’épouse d’un belge depuis 2001 et réside en Belgique avec son mari. Le 1er février 2002, elle s’est inscrite comme demandeuse d’emploi auprès du service de l’emploi. Le 1er juin 2003, elle a demandé le bénéfice des allocations d’attente qui lui a été refusé par une décision du 11 septembre 2003.
Elle a introduit un recours contre cette décision auprès du tribunal du travail de Tournai. Par jugement du 19 décembre 2008, la première chambre du tribunal annule la décision administrative et dit pour droit que Mme P. est admissible au bénéfice des allocations d’attente au 1er juin 2003.
L’O.N.Em. ayant justifié sa décision par l’article 36, § 1er, alinéa 1er, 2°, j) AR (disposition insérée par l’arrêté royal du 11 février 2003, qui ouvre le droit aux allocations de chômage à l’étudiant qui a obtenu un titre délivré par une Communauté établissant l’équivalence au certificat visé sous b) ou un titre donnant accès à l’enseignement supérieur à condition que l’étudiant ait suivi préalablement au moins six années d’études dans un établissement d’enseignement organisé, reconnu ou subventionné par une Communauté ; en outre, le certificat doit avoir été obtenu après le 1er juin 2003), le tribunal du travail décide que la question est si la définition du lien réel donné par cette disposition est ou non satisfaisante, et partage l’avis de l’auditeur du travail que cette exigence de suivi d’au moins six années d’études procède d’une discrimination indirecte et doit être écartée.
L’O.N.Em. ayant interjeté appel de ce jugement, la cinquième chambre de la cour du travail de Mons, par un arrêt du 25 février 2010 (R.G. n° 21.441), sur avis contraire de l’auditorat général, réforme le jugement entrepris et rétablit la décision administrative du 11 septembre 2003.
Pour justifier sa décision, la cour du travail avait retenu trois ordres de motifs :
L’arrêt de la Cour de cassation du 27 janvier 2011
Un pourvoi en cassation a été formé contre cet arrêt. Par un arrêt du 27 juin 2011 (déjà commenté par Terra Laboris pour SocialEye News, la Cour de cassation a accueilli les deuxième et troisièmes branches du moyen, décidant :
La Cour de cassation examine alors la première branche du moyen, fondée sur le droit accordé par les articles 12, alinéa 1er, 17, 18 et, pour autant que de besoin, 39, du Traité. Mme P. soutenait que la condition de l’article 36, § 1er, 2° j) de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, n’étant pas indépendante de la nationalité des personnes concernées, peut désavantager parmi les citoyens de l’Union qui séjournent en Belgique et y recherchent un emploi, ceux qui n’ont pas la nationalité belge. Cette condition est, en effet, susceptible d’être plus facilement remplie par les Belges. La différence de traitement ne se fonde pas sur des considérations objectives, indépendantes de la nationalité des personnes concernées et proportionnées à l’objectif légitimement poursuivi par le droit belge. Un certain lien entre l’Etat d’accueil et l’étudiant peut certes être exigé mais la condition d’avoir effectué au moins six années d’études dans un établissement d’enseignement organisé, reconnu ou subventionné par une communauté de la Belgique va au-delà de ce qui est nécessaire car elle présente un caractère trop général et exclusif qui privilégie indûment un élément qui n’est pas nécessairement représentatif du degré réel et effectif de rattachement entre le demandeur et le marché géographique du travail. Il appartenait dès lors à la cour du travail d’écarter cette condition et de rechercher si, dans leur ensemble, les éléments invoqués par la dame P. n’étaient pas susceptibles d’établir son lien réel avec le marché du travail en Belgique. Le moyen soutenait que la nationalité belge du conjoint n’est pas un élément n’ayant aucun rapport avec le marché du travail. La nationalité du conjoint et l’installation du couple en Belgique constituent des éléments à prendre en considération pour apprécier ce lien entre le demandeur des allocations d’attente et le marché du travail. Les motifs du transfert de résidence, à savoir la volonté de vivre avec son conjoint et la durée de la résidence sont des éléments d’appréciation du lien réel. L’inscription comme demandeur d’emploi constitue, notamment eu égard à sa durée, un élément du lien du demandeur avec le marché de l’emploi.
La Cour de cassation rappelle que l’article 17.1 du Traité confère la qualité de citoyen de l’Union européenne à toute personne ayant la nationalité d’un Etat membre et que cette qualité comprend le droit inscrit à l’article 12 du Traité de ne pas subir de discrimination en raison de la nationalité dans le domaine d’application matérielle du Traité, domaine d’application qui comprend l’exercice des libertés fondamentales garanties par le Traité et notamment celle de circuler et de séjourner sur le territoire des Etats membres (article 18.1.) du Traité. Elle se réfère aux arrêts d’Hoop (C-224/98 du 11 juillet 2002, points 36 et 38) et Ioannidis (C-258/04 du 15 septembre 2005, points 29 et 30), dont il ressort que, « d’une part, une différence de traitement entre citoyens de l’Union doit, pour être justifiée, être fondée sur des conditions objectives indépendantes de la nationalité des personnes concernées et proportionnées à l’objectif légitimement poursuivi par le droit national et que, d’autre part, le législateur national peut légitimement s’assurer de l’existence d’un lien réel entre le demandeur d’allocations d’attente et le marché géographique du travail en cause ».
Elle admet que la condition de suivi de 6 années d’étude en Belgique est susceptible d’être plus facilement remplie par les Belges.
Elle décide ensuite que la réponse au moyen suppose l’interprétation des articles 12, 17 et 18 du Traité et qu’il y a lieu par conséquent de poser à la Cour de Justice de l’Union européenne les questions libellées au dispositif.
La Cour de cassation demande ainsi à la Cour de Justice de répondre aux questions préjudicielles suivantes :
L’arrêt de la Cour de Justice
L’arrêt de la Cour de Justice du 25 octobre 2012 (C-367/11) décide que le principe de non-discrimination a été mis en œuvre, dans le domaine de la libre circulation des travailleurs, par l’article 39 C.E. ainsi que par des actes de droit dérivés et, en particulier, par le règlement (C.E.E.) n° 1612/68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté. C’est dans cet article 39, dont elle retient que Mme P. est fondée à se prévaloir pour soutenir qu’elle ne peut faire l’objet de discriminations en raison de la nationalité en ce qui concerne l’octroi des allocations d’attente, dont la Cour va examiner la conformité avec la réglementation belge.
La Cour de Justice souligne qu’« une condition afférente à la nécessité d’avoir étudié dans un établissement d’enseignement de l’Etat membre d’accueil est par sa nature même susceptible d’être plus facilement remplie par les ressortissants nationaux et risque, de défavoriser principalement les ressortissantes d’autres Etats membres ».
S’agissant des allocations d’attente ayant pour objectif de faciliter, pour les jeunes, le passage de l’enseignement au marché du travail, il est certes légitime pour le législateur national de vouloir s’assurer de l’existence d’un lien réel entre le demandeur desdites allocations et le marché géographique du travail en cause. La question est si, en prévoyant une condition afférente à la nécessité d’avoir suivi des études dans un établissement belge, ladite réglementation a pour conséquence d’exclure qu’il soit tenu compte de circonstances qui, bien que non liées au lieu où les études ont été effectuées, seraient néanmoins également représentatives de l’existence d’un lien réel entre la personne intéressée et le marché géographique du travail concerné.
Examinant les circonstances propres à l’affaire au principal, elle rappelle que celle-ci concerne une ressortissante d’un Etat membre qui réside, depuis environ deux années, dans l’Etat membre d’accueil, par suite de son mariage avec un ressortissant de ce dernier Etat membre, et qui est inscrite depuis 16 mois, comme demandeur d’emploi auprès d’un service de l’emploi de ce même Etat membre, tout en faisant état, ainsi qu’il ressort du dossier soumis à la Cour, de démarches actives effectives aux fins d’y trouver un emploi.
C’est bien évidemment aux juridictions nationales qu’il appartient de constater si les circonstances propres à un cas d’espèce attestent l’existence d’un lien réel avec le marché du travail concerné. Mais la Cour de Justice est compétente pour fournir à la juridiction nationale tous les éléments d’appréciation relevant du droit de l’Union. En outre, la juridiction de renvoi a formulé diverses interrogations précises.
L’arrêt décide que sous réserve d’une appréciation factuelle définitive revenant aux juridictions nationales, les circonstances qui ressortent du dossier soumis à la Cour paraissent effectivement être de nature à permettre d’établir l’existence d’un lien réel avec le marché du travail de l’Etat membre d’accueil, et ce alors même que l’intéressée n’a pas suivi des études dans un établissement d’enseignement de ce dernier. Les circonstances caractérisant l’affaire au principal offrent ainsi une illustration concrète de ce que la condition posée à l’article 36, §1, alinéa 1er, 2°), j, de l’arrêté royal excède ce qui est nécessaire aux fins d’atteindre l’objectif que cette disposition poursuit.
Il dit dès lors pour droit que « l’article 39 C.E. s’oppose à une disposition nationale telle que celle en cause au principal subordonnant le droit aux allocations d’attente bénéficiant aux jeunes à la recherche de leur premier emploi à la condition que l’intéressé ait suivi au moins six années d’études dans un établissement d’enseignement de l’Etat membre d’accueil, dans la mesure où ladite condition fait obstacle à la prise en compte d’autres éléments représentatifs propres à établir l’existence d’un lien réel entre le demandeur d’allocations et le marché géographique du travail en cause et excède, de ce fait, ce qui est nécessaire aux fins d’atteindre l’objectif poursuivi par ladite disposition et visant à garantir l’existence d’un tel lien ».
L’arrêt de la Cour de cassation du 8 avril 2013
Après avoir rappelé la teneur de l’arrêt de la Cour de Justice, la Cour de cassation casse l’arrêt attaqué : « En décidant que, à défaut de satisfaire à la condition prévue à l’article 36, §1er, alinéa 1er, 2°), j, de l’arrêt royal du 25 novembre 1991, ni la résidence de la demanderesse en Belgique avec son époux belge, ni son inscription comme demandeur d’emploi à un service belge de l’emploi, depuis une date qui précède de 16 mois la demande d’allocations d’attente, ne suffisent à établir un lien réel avec le marché du travail, justifiant l’octroi de ces allocations, l’arrêt attaqué viole l’article 39 du Traité ». La cause, ainsi limitée, est renvoyée devant la cour du travail de Bruxelles.
Intérêt de la décision
Cette décision est très importante en ce qu’elle se prononce, pour la première fois, sur la conformité au droit de l’Union de l’article 36 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 tel qu’il a été modifié par l’arrêté royal du 13 décembre 1996.
L’arrêt de la Cour de Justice et les conclusions de l’avocat général M. Pedro Cruz Villalón présentées le 19 juillet 2012 contiennent de nombreuses références aux décisions de la Cour de Justice.
L’ensemble de la procédure révèle qu’il convient de vérifier, eu égard aux circonstances propres à l’affaire, si une condition d’octroi des allocations d’attente ne présente pas un caractère trop général et exclusif en privilégiant indument un élément qui n’est pas nécessairement représentatif de l’objectif poursuivi, à savoir s’assurer de l’existence d’un lien réel entre le demandeur des allocations et le marché géographique du travail en cause.
Sur cette affaire, l’on se réfèrera également à J-Ch. Parizel : Allocations d’attente et conditions d’admissibilité, J.T.T., 2011, p. 465 à 468.
Les allocations d’attente sont devenues des allocations d’insertion mais l’article 36, §1er, 2°), j, est toujours rédigé de la même manière.