Terralaboris asbl

Apatride « involontaire » et revenu d’intégration sociale

Commentaire de C. trav. Liège, sect. Namur, 27 novembre 2012, R.G. 2012/AN/59

Mis en ligne le lundi 14 janvier 2013


Cour du travail de Liège, section Namur, 27 novembre 2012, R.G. n° 2012/AN/59

Terra Laboris asbl

Les faits

M. M.A, d’origine abkhase, est né en U.R.S.S. (Géorgie).

Par un jugement du 10 février 2011, le tribunal de première instance de Dinant lui a reconnu la qualité d’apatride, en se fondant sur la circonstance qu’il n’a ni la nationalité russe ni la nationalité géorgienne et qu’il ne peut obtenir la nationalité abkhase, l’Abkhasie n’étant pas un état reconnu.

Il a reçu le 10 octobre 2011 un ordre de quitter le territoire et a dû de ce fait quitter avec sa famille le centre d’accueil où il était hébergé.

Il a trouvé un logement à Dinant et a demandé le bénéfice du R.I.S. au C.P.A.S. de cette ville qui, par décision du 8 novembre 2011, le lui a refusé au motif qu’il est apatride et ne dispose pas d’un droit au séjour.

Le tribunal du travail de Dinant a réformé cette décision, considérant que le sieur M. A est un apatride « involontaire » et qu’il ne peut rentrer ni là où il habitait ni en Géorgie faute de document d’identité, dès lors que ce dernier pays n’accepte pas de délivrer un passeport ou même un simple laissez-passer à une personne apatride. Le tribunal a écarté l’article 98 de l’arrêté royal du 8 octobre 1981, considérant que le sieur M. A doit obtenir un titre de séjour au même titre que le réfugié reconnu. Le centre d’accueil n’étant plus compétent pour accueillir le sieur M. A, le C.P.A.S. de Dinant est condamné au paiement du revenu d’intégration.

Le C.P.A.S. a interjeté appel de ce jugement, invoquant que le C.P.A.S. dont relève le centre d’accueil était seul compétent, que le sieur M. A ne disposait pas d’un titre de séjour et qu’il n’était pas dans un état de besoin étant hébergé dans un centre d’accueil.

Position de la cour du travail

1. La cour du travail examine tout d’abord sa compétence territoriale.

Il relève qu’en principe le centre chargé d’intervenir tant pour l’octroi du revenu d’intégration sociale que pour l’aide sociale est le centre « secourant », c’est-à-dire celui de la commune sur le territoire de laquelle « se trouve » une personne qui a besoin d’assistance et dont ce centre a reconnu l’indigence. Pour la cour, il ne faut cependant pas s’attacher à une lecture trop textuelle de cette disposition : se trouver signifie en réalité résider habituellement.

La cour examine ensuite comment le demandeur du R.I.S. ou de l’aide sociale, sur qui repose la charge de la preuve de la résidence, peut établir la réalité de celle-ci. Elle décide que lorsqu’un étranger hébergé dans un centre quitte celui-ci et est en droit de bénéficier d’une aide ou d’un revenu d’intégration, le centre compétent, y compris pour le premier loyer et la garantie locative, est celui du lieu où il va résider et non celui où il réside. C’est donc le C.P.A.S. de Dinant qui est compétent non seulement pour l’octroi du revenu d’intégration mais également pour la prise en charge du premier loyer et de la caution locative.

2. La cour aborde ensuite les conséquences du statut d’apatride.

Après avoir rappelé les textes-lois qui régissent cette question, elle précise leur interprétation.

L’apatride reconnu est en séjour illégal tant qu’il n’a pas obtenu un permis de séjour. En théorie, il n’est donc pas dans les conditions d’obtention d’une aide sociale ou d’un revenu d’intégration sociale, ce qui est la conséquence du fait que le législateur n’a pas organisé, pour la reconnaissance de l’apatridie, une procédure similaire à celle mise en œuvre pour les demandeurs d’asile.

Pour obtenir la reconnaissance du statut d’apatride, l’étranger s’adresse aux tribunaux de l’ordre judiciaire. Lorsqu’ils lui accordent ce statut, il faut encore ensuite que l’apatride obtienne un permis de séjour. En effet, ni la Convention de Genève ni la Convention de New York n’ouvre le droit automatique au droit de séjour à un apatride reconnu. On peut s’en étonner, souligne la cour du travail, dès lors que ces Conventions interdisent, sous certaines réserves, l’exception des personnes bénéficiant de ce statut.

La cour du travail synthétise ensuite la jurisprudence sur le droit à l’aide sociale dans le chef d’un apatride qui se divise en plusieurs tendances :

1. une position légaliste : le séjour n’est pas régulier, en telle sorte que l’aide n’est pas due ;

2. une position extensive : la seule reconnaissance du statut d’apatride suffit sans même examiner la régularité du séjour ;

3. deux positions intermédiaires : le droit ne peut en principe pas être reconnu, mais il faut apprécier les éléments du dossier :
a. sous l’angle de l’impossibilité d’expulsion d’un apatride pour en déduire un cas de force majeure. L’expulsion d’un apatride et le renvoi vers son pays d’origine pourrait constituer un traitement inhumain et dégradant contraire aux dispositions de l’article 3 de la C.E.D.H. ;
b. sous l’angle de l’application aux apatrides d’un traitement discriminatoire par rapport aux réfugiés, la Convention de New York primant la législation belge. Le séjour étant régulier au sens de la Convention dont l’article 27 oblige l’Etat à délivrer les pièces d’identité.

4. le dernier courant consiste à examiner le droit mais sur un fondement autre que celui de l’apatride, en ne tenant dès lors pas compte de celle-ci.

Pour la cour du travail, la première position, légaliste, est conforme au texte mais elle doit être approfondie par l’examen des conditions de l’espèce. La position extensive n’est par contre pas conforme au droit.

La Cour de cassation, en estimant que le statut d’apatride n’empêche pas de quitter le pays où celui-ci se trouve être entré régulièrement dans un autre pays ce qui ne permet pas de retenir la force majeure, rejette la première position intermédiaire. Encore faut-il, souligne la cour du travail, vérifier que l’apatride puisse effectivement quitter le territoire national et entrer dans un autre pays.

A propos de la seconde position intermédiaire, la cour du travail analyse l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 17 décembre 2009 précité dont il ressort que les situations du réfugié reconnu et de l’apatride reconnu sont largement comparables.

La cour du travail se réfère ensuite à un arrêt de la cour de Bruxelles du 7 novembre 2011 (R.G. n° 2008/AB/50698), 8e chambre. Celle-ci, dans le respect de l’article 159 de la Constitution, a considéré l’article 98 de l’arrêté royal du 8 octobre 1981 comme discriminatoire. Elle a décidé qu’elle pouvait combler la lacune dans le cadre des dispositions légales existantes en appliquant à l’apatride les dispositions qui concernent les réfugiés, lesquels peuvent prétendre à un droit de séjour dès la reconnaissance de leur statut indépendamment de la délivrance du titre.

Sur la base des arrêts de la Cour constitutionnelle du 11 janvier 2012 (J.L.M.B. 2012, p. 552 not. P. Martens « Le juge légiférant » ; O. Moreno : Constitutionnalité du régime des prestations familiales en faveur des apatrides, SocialEye News), la cour du travail décide que, si le droit au séjour est une condition qui n’est pas en soi source de discrimination, la discrimination peut néanmoins exister pour les apatrides involontaires qui doivent se trouver sur un pied d’égalité avec les réfugiés reconnus. En matière de revenu d’intégration social comme en matière de prestation familiale, il revient aux juridictions du travail, lorsqu’il est établi que l’apatride a involontairement perdu sa nationalité et ne peut obtenir un titre de séjour légal et durable dans un autre état avec lequel il aurait des liens, de lui octroyer le droit au revenu d’intégration sociale si les autres conditions d’octroi de ce droit sont réunies.

Pour la cour du travail : « Il ne s’agit donc pas de reconnaître à l’apatride un droit de séjour, pouvoir qui échappe au pouvoir judiciaire, mais bien de constater que la situation de l’apatride reconnu et « involontaire » est discriminée par rapport à celle similaire du réfugié reconnu en sorte qu’il y a lieu de lui reconnaître les droits dont les réfugiés bénéficient et auxquels l’apatride ne peut pas prétendre par suite de cette discrimination. Le juge peut ainsi combler la lacune extrinsèque tant que le législateur n’agit pas ».

Appliquant ces principes au cas d’espèce, l’arrêt analysé examine le jugement du tribunal de première instance de Dinant qui a accordé le statut d’apatride après avoir examiné sérieusement si le sieur M. A était bien un apatride involontaire et conclut qu’il y a donc lieu de conférer à celui-ci les mêmes droits que s’il était réfugié reconnu.

Intérêt de la décision

Cet arrêt, qui contient de très nombreuses références de doctrine et jurisprudence, fait le point sur la situation en matière d’apatridie et de prestation de sécurité sociale.
Nous renvoyons au commentaire de l’arrêt de la Cour de cassation du 5 novembre 2012 (S.12.0020.F.)


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