Terralaboris asbl

Consultation d’e-mails privés et motif grave : quid de la preuve recueillie de manière illicite ?

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 28 mars 2012, R.G. 2010/AB/1.176

Mis en ligne le mercredi 18 juillet 2012


Cour du travail de Bruxelles, 28 mars 2012, R.G. n° 2010/AB/1.176

TERRA LABORIS ASBL

Dans un arrêt du 28 mars 2012, la Cour du travail de Bruxelles rappelle les développements doctrinaux suite aux arrêts Antigone et Manon, relatifs à l’admission d’éléments de preuve recueillis de manière irrégulière.

Les faits

A l’occasion de la consultation d’e-mails professionnels, des e-mails à caractère privé envoyés par une employée sont lus. Ils contiennent des propos racistes et injurieux envers des collègues et supérieurs. Le responsable des ressources humaines est avisé. L’intéressée est auditionnée. Elle explique que ces e-mails se sont retrouvés dans les e-mails professionnels suite à une erreur de sa part. Elle est aussitôt licenciée pour motif grave. Une procédure est introduite par l’intéressée, qui postule le paiement d’une indemnité compensatoire de préavis.

Décision du tribunal du travail

Par jugement du 28 novembre 2010, le tribunal du travail déboute l’intéressée de sa demande au motif qu’elle a manifestement manqué d’égards vis-à-vis de ses collègues et de ses supérieurs hiérarchiques, ce qui en l’espèce constitue un motif grave.

Position des parties devant la cour

L’intéressée interjette appel du jugement faisant grief au premier juge d’avoir mal apprécié les éléments de la cause en fait et en droit. Outre la contestation des délais de notification du motif, elle invoque la violation de la vie privée et du secret de la correspondance privée. Il y a pour elle manquement à la Convention européenne des droits de l’homme, à la Constitution ainsi qu’à la loi du 13 juin 2005 relative aux communications électroniques.

La société demande pour sa part confirmation du jugement et, à titre subsidiaire, argumente sur le montant de l’indemnité.

Décision de la Cour du travail

La cour examine la question des délais et conclut qu’il n’y a pas de violation de l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978.

Elle va alors longuement s’attacher à une question de fait importante : l’intéressée nie en effet être l’auteur des e-mails et il apparaît pour le moins étrange, pour la cour, que l’ensemble de ceux-ci (plus de 500 au total) se soient retrouvés dans un répertoire public, consultable par diverses personnes.

Le doute s’installant dans la discussion, vu ces circonstances pour le moins interpellantes, la cour conclut que la clarté ne peut être apportée en ce qui concerne ces événements mais que ceci n’est pas déterminant pour la solution du litige. En effet, la cour s’attache à examiner si la collecte de la preuve a été licite. Elle rappelle l’arrêt de la Cour de cassation du 10 mars 2008 (Cass., 10 mars 2008, R.C.J.B., 2009, p.325), selon lequel la preuve illicitement recueillie au sens de l’article 6 de la C.E.D.H. et de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques peut être admise dans certaines conditions. Le droit au procès équitable implique en effet une loyauté dans la collecte de la preuve mais cette exigence n’est pas sans limites. Pour la Cour de cassation, la preuve illicitement recueillie ne peut (sauf violation d’une formalité prescrite à peine de nullité) être écartée que si son obtention est entachée d’un vice préjudiciable à sa crédibilité ou qui porte atteinte au droit à un procès équitable.

Le juge doit donc procéder, dans son appréciation, à l’examen de plusieurs éléments : (i) le caractère purement formel de l’irrégularité, (ii) sa conséquence sur le droit ou sur la liberté protégée, (iii) la circonstance que l’autorité compétente a ou n’a pas commis l’irrégularité intentionnellement, (iv) le fait que la gravité de l’infraction excède manifestement celle de l’irrégularité, (v) le fait que cette preuve porte uniquement sur un élément matériel de l’infraction et (vi) le fait que l’irrégularité qui a permis d’établir l’infraction est hors de proportion avec la gravité de celle-ci.

La cour renvoie également à la doctrine (F. KEFER, « Antigone et Manon s’invitent en droit social. Quelques propos sur la légalité de la preuve », note sous Cass. 10 mars 2008, R.C.J.B., P.345) où, commentant cet arrêt, F. KEFER a résumé le débat en considérant que le juge doit procéder à la pesée des intérêts en présence et à la comparaison des fautes. Ceci doit permettre de dire si le droit au procès équitable a été violé.

La cour va appliquer ces principes et constate que le premier juge l’avait déjà fait. Pour le tribunal, même si la preuve avait été recueillie de manière irrégulière ou même avait été recherchée à dessein, ceci ne suffit pas à les écarter automatiquement des débats : seules des considérations essentielles (respect des droits de la défense, respect du principe de proportionnalité) pourraient le justifier. Pour le tribunal, les pièces ont été soumises à la contradiction et, le débat ayant eu lieu, les droits de la défense ainsi que le droit à un procès équitable sont respectés. Le tribunal avait également considéré que la gravité du manquement devait absoudre l’irrégularité commise et que l’employeur était autorisé à les utiliser vu qu’il avait l’obligation de justifier de la gravité du motif.

Pour la cour, c’est à juste titre qu’il a été considéré que la production des pièces ne mettait pas à mal le respect des droits de la défense mais la cour s’écarte de l’analyse du premier juge en ce qui concerne la proportionnalité. Elle rappelle que la découverte des e-mails est intervenue de manière fortuite (et d’ailleurs près d’un an après leur date d’envoi) et que le contexte de cette découverte demeure un mystère. Pour la cour, les e-mails étaient identifiables tant en ce qui concerne l’expéditeur que le destinataire et l’employée qui a consulté ceux-ci devait manifestement savoir qu’ils ne lui étaient pas destinés. Ils avaient dès lors un caractère privé et il y a eu ingérence manifeste et intrusion inacceptable dans la vie privée de l’employée. Pour la cour, ceci est d’autant plus répréhensible qu’il n’y a aucune justification ni aucune nécessité à cette consultation.

La cour rappelle encore la doctrine ci-dessus pour considérer que la chose aurait été toute différente si l’employée avait été chargée d’effectuer une recherche dans l’hypothèse où la collègue (licenciée) était valablement et légitimement soupçonnée de comportements gravement délictueux, qui auraient pu apparaître à l’occasion de la consultation de ces e-mails (et que par exemple tel pourrait être le cas dans l’hypothèse d’une concurrence déloyale).

En l’espèce, la consultation relève d’un acte tout à fait gratuit, non commandé ni nécessité par un motif sérieux. Il s’est agi plus d’une curiosité que d’autre chose et, en conséquence, la preuve ainsi rapportée n’est pas licite. Pour la cour, la transgression est hors de proportion avec le fait d’avoir utilisé des sobriquets, ceux-ci fussent-il grossiers ou irrévérencieux.

La cour accueille dès lors l’appel de l’employée et fait droit à sa demande d’indemnité compensatoire de préavis.

Elle répond encore à un argument de la société tiré de la possibilité pour le juge de réduire l’indemnité compensatoire de préavis en cas de manquement du travailleur et rappelle fermement la jurisprudence de la Cour de cassation, selon laquelle la position ainsi défendue n’est pas conforme aux principes : doivent seulement être pris en compte pour la fixation de l’indemnité les éléments de nature à influencer la possibilité pour le travailleur de retrouver un emploi équivalent.

Intérêt de la décision

La cour du travail rappelle ici de manière très nuancée que la consultation d’e-mails à caractère privé est en principe illicite mais que la preuve recueillie à cette occasion peut être retenue, si elle respecte le doit au procès équitable. C’est au juge de procéder à la balance des intérêts et à la comparaison des fautes.


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