Terralaboris asbl

Allocations familiales pour travailleurs indépendants : conséquences de déclarations sciemment incomplètes

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 9 mars 2012, R.G. 2010/AB/559

Mis en ligne le lundi 16 juillet 2012


Cour du travail de Bruxelles, 9 mars 2012, R.G. n° 2010/AB/559

Terra Laboris asbl

Dans un arrêt très fouillé du 9 mars 2012, la Cour du travail de Bruxelles examine les règles de prescription en sécurité sociale dans l’hypothèse de déclarations sciemment incomplètes faites en vue de percevoir des prestations et conclut à l’application d’un délai de prescription de cinq ans.

Les faits

Suite à la naissance de son enfant, une mère introduit une procédure en recherche de paternité. Un jugement intervient, établissant celle-ci dans le chef d’un sieur D. Ce jugement n’est pas transcrit.

La mère épouse, quelques années plus tard, un sieur G., qui reconnaît l’enfant. Il décède quelques mois après le mariage. Ses héritiers contestent la reconnaissance de l’enfant.

Suite à son décès, la mère va solliciter des allocations familiales d’orphelin dans le régime des travailleurs indépendants, précisant qu’elle est veuve avec un enfant à charge et est indépendante depuis plusieurs années. Elle communique copie de l’acte de naissance de l’enfant avec la mention de reconnaissance de celui-ci par le sieur G. Elle va bénéficier des allocations d’orphelin, rétroactivement, à partir du 1er du mois qui suit le décès.

Le tribunal de Première instance annule, ultérieurement, la reconnaissance de paternité et ce jugement est confirmé par la Cour d’appel. Un an plus tard, la mère remet copie de l’arrêt en cause à la caisse d’allocations familiales. Celle-ci lui réclame, aussitôt, un indu de l’ordre de 40.000€.

Une procédure est introduite devant le tribunal du travail, qui va limiter la récupération au motif de prescription.

Position de parties en appel

L’appelante demande à la cour d’annuler la décision de la caisse et sollicite également que les allocations continuent à lui être versées.

La caisse poursuit, pour sa part, le remboursement de l’indu, qu’elle réduit légèrement, vu des retenues effectuées. En ce qui concerne la prescription, elle considère qu’elle a été valablement interrompue et qu’elle doit être de cinq ans. A défaut pour la cour d’admettre que l’interruption est intervenue valablement, elle demande confirmation du jugement en ce qu’il a réduit l’indu récupérable.

Décision de la cour du travail

La cour rappelle que les allocations familiales majorées sont prévues, en vertu de l’article 9, § 1er de l’arrêté royal du 8 avril 1976 pour l’orphelin de père ou de mère. Or, le sieur G. n’était pas le père de l’enfant, celui-ci étant le sieur D.

La cour considère que l’absence de transcription du jugement est sans incidence, vu que son autorité de chose jugée n’a jamais été remise en cause. Par ailleurs, il y a eu annulation de la reconnaissance de paternité par le sieur G., de telle sorte qu’il est sensé ne jamais avoir été le père de l’enfant. Il y a dès lors un indu.

Se pose essentiellement la question de la prescription de l’action en recouvrement des allocations.

La cour examine successivement le délai de prescription applicable à l’action de la caisse ainsi que le point de départ et l’interruption du délai.

Elle est ainsi amenée à reprendre les définitions : constituent des déclarations fausses les déclarations sciemment contraires à la réalité et constituent des manœuvres frauduleuses les agissements volontairement illicites dont un bénéficiaire de prestations sociales use pour en obtenir indument l’octroi, l’indu ayant pour cause la volonté malicieuse de les percevoir. La cour rappelle encore que les manœuvres frauduleuses s’apparentent au dol et à la fraude.

En l’espèce, la déclaration de la mère apparaît comme sciemment incomplète, vu qu’elle ne pouvait ignorer les procédures judiciaires. Pour la cour, la bonne foi ne peut être retenue vu que seule une partie de la réalité a été révélée alors qu’une autre était sciemment cachée. Le délai de prescription doit, dans une telle hypothèse, être de cinq ans.

La cour rappelle ici la solution intervenue dans le cadre des allocations familiales pour travailleurs salariés, où suite à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 19 janvier 2005 (arrêt n° 13/2005) l’article 120bis des lois coordonnées a été modifié par la loi du 20 juillet 2006 et prévoit actuellement, en cas de fraude, un délai de prescription de cinq ans. Cette modification est intervenue dans un texte dont le libellé était à l’époque similaire à celui de l’article 40 de l’arrêté royal du 8 juillet 1976 régissant la présente espèce.

La cour reprend également l’enseignement d’autres arrêts de la Cour constitutionnelle, sur la question des prescriptions applicables à la récupération de prestations de sécurité sociale et considère que, pour les motifs retenus par celle-ci dans sa jurisprudence, il faut considérer que l’article 40, § 1er, alinéa 3 de l’arrêté royal du 8 avril 1976 viole les articles 10 et 11 de la Constitution. En effet, son texte ne fixe pas la durée du délai de prescription applicable en cas d’indu découlant de manœuvres frauduleuses ou de déclarations fausses ou sciemment incomplètes. La cour considère dès lors qu’il faut appliquer un délai de cinq ans.

Elle réserve encore quelques considérations à un autre fondement, qui pourrait figurer dans le Code civil mais constate que, dans cette hypothèse, c’est l’article 2277 du Code civil qu’il y aurait lieu d’appliquer. Elle rappelle l’évolution des principes en matière de critères de la périodicité de la dette qui doit être prise en compte ainsi que le manque de pertinence de la distinction traditionnelle faite entre dettes de revenus et dettes de capital. La cour Constitutionnelle a en effet considéré dans son arrêt du 19 janvier 2005 (ci-dessus) que le seul critère admissible permettant de déterminer le champ d’application de l’article 2277 du Code civil est la caractéristique que doit présenter la dette périodique d’augmenter avec l’écoulement du temps et de constituer un risque de ruine pour le débiteur. La Cour de cassation a suivi cet enseignement dans un arrêt du 25 janvier 2010 (Cass., 25 janvier 2010, R.G. n° C.09.0410.F).

En conséquence, le délai de cinq ans doit être retenu.

En ce qui concerne le point de départ de la prescription, la cour rappelle que celle-ci est une défense opposée à une action tardive. La prescription ne peut dès lors prendre cours avant que l’action ne soit née. En l’espèce, il est relevé par la cour ainsi que par le Ministère public que l’impossibilité pour la caisse d’agir en récupération ne résulte pas d’un obstacle légal mais du comportement de la mère et que, si celle-ci avait communiqué immédiatement le jugement établissant la filiation à l’égard du sieur D., la caisse n’aurait pas été dans l’impossibilité d’agir, puisqu’elle aurait pu refuser les allocations d’orphelin ou interrompre la prescription. Or, en vertu de l’article 2251 du Code civil, la prescription court contre toute personne à moins qu’elle ne soit dans quelque exception établie par une loi. Elle court cependant lorsque l’empêchement résulte d’une autre cause.

Ce n’est que par une lettre recommandée de février 2008 que la prescription a été interrompue de telle sorte que peut être réclamée au titre d’indu la différence entre les allocations ordinaires et les allocations d’orphelin versées à compter de mars 2003.

Compte tenu des manœuvres frauduleuses retenues, la cour applique l’article 21 de la Charte de l’assuré social et condamne la mère à rembourser les intérêts au taux légal à compter des paiements indus.

Enfin, elle constate que la caisse a retenu sur la base de l’article 1410, § 4 du Code judiciaire 10% du montant des allocations ordinaires dues, à partir d’octobre 2009. Elle constate encore que, vu les manœuvres frauduleuses et les omissions de la mère, la caisse était autorisée à retenir entièrement les allocations (sauf demande visant à maintenir les revenus dans les limites du revenu d’intégration).

Intérêt de la décision

Cet arrêt statue sur la prescription applicable dans le cadre d’un indu d’allocations familiales pour travailleurs indépendants, dans l’hypothèse de déclarations sciemment incomplètes. L’article 40 de l’arrêté royal du 8 avril 1976 ne fixe pas le délai de prescription et la cour se fonde sur les principes dégagés par la Cour constitutionnelle dans d’autres matières sociales pour considérer que celui-ci doit être logiquement de cinq ans. Elle aboutit à la même conclusion si l’on se fonde sur l’article 2277 du Code civil, à propos duquel elle rappelle l’évolution jurisprudentielle intervenue suite aux arrêts de la Cour constitutionnelle et de la Cour de cassation.


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