Terralaboris asbl

Licenciement pour motif grave : compatibilité d’un manquement continu avec l’obligation de licencier dans les trois jours de la connaissance du fait

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 3 janvier 2012, R.G. 2010/AB/390

Mis en ligne le lundi 23 avril 2012


Cour du travail de Bruxelles, 3 janvier 2012, R.G. n° 2010/AB/390

Terra Laboris asbl

Dans un arrêt du 3 janvier 2012, la Cour du travail de Bruxelles rappelle que le délai de trois jours ouvrables pour licencier est respecté, en cas de manquement continu, dès lors que le fait litigieux n’a pas expiré à la date du licenciement.

Les faits

Par contrat de travail, une asbl du secteur des soins de santé (service de proximité) convient avec une employée de l’affecter à des missions de transports médicaux dans la région bruxelloise uniquement, fonctions auxquelles s’ajoute une permanence sociale. Le transport médical couvre les ¾ du temps de travail et l’intéressée dispose d’un véhicule mis à sa disposition pour ce transport.

En date du 9 avril 2008, l’employée est licenciée pour motif grave, étant que (i) elle s’est présentée au bureau de Schaerbeek le 8 avril 2008 alors qu’il lui avait été ordonné de prester à Namur, (ii) elle persiste à refuser de mettre à exécution l’engagement qu’elle avait pris de travailler en Wallonie et (iii) elle sape l’autorité de l’employeur en refusant ses instructions.

Décision du tribunal du travail

Par jugement du 18 janvier 2010, le tribunal du travail condamna l’employeur au paiement d’une indemnité compensatoire de préavis de 22 mois de rémunération, au motif de l’absence de motif grave ainsi qu’à une indemnité pour perte d’outplacement. Il débouta cependant la demanderesse d’une demande de dommages et intérêts pour abus de droit de licencier. Divers postes furent réservés et l’employeur interjeta aussitôt appel de ce jugement.

Position des parties en appel

L’employeur ne conteste pas avoir modifié le contrat de travail et considère que le motif grave réside essentiellement dans le refus d’obtempérer à ses instructions. Il fait valoir que l’intéressée aurait marqué accord sur le déplacement de son lieu de travail vers la Wallonie et que ce transfert était nécessaire pour lui permettre de conserver les subsides publics dont il bénéficie.

Quant à l’employée, elle demande réformation partielle du jugement, essentiellement sur la demande d’abus de droit qu’elle avait formée, ainsi que d’autres postes annexes.

Décision de la cour du travail

La cour rappelle les principes en matière de licenciement pour motif grave et, particulièrement, les règles applicables en cas de manquement continu du travailleur. Selon la Cour de cassation, dans plusieurs arrêts (Cass., 27 novembre 1995, Pas., 1995, I, p.1069, Cass., 8 avril 2002, .n° S.10.00159.N et Cass., 23 mai 2005, n° S.040.138.F), lorsque le fait qui justifierait le licenciement constitue un tel manquement continu, le moment à partir duquel ce manquement en cours rend immédiatement et définitivement impossible la collaboration professionnelle relève de l’appréciation de l’employeur.

C’est en application de ces principes que la cour constate que, sur les trois faits qui lui sont présentés, le premier est daté de la veille du licenciement (et se situe dès lors dans le délai de trois jours) et que, pour ce qui est des deux autres, il s’agit d’un comportement continu : le fait de persister à refuser de mettre à exécution un engagement pris de travailler en Wallonie et celui se saper l’autorité de l’employeur en refusant les instructions données. La cour constate que ce comportement continu s’est manifesté depuis plusieurs mois jusque et y compris la veille du licenciement. Le fait était toujours en cours au moment de celui-ci. La cour confirme l’appréciation du tribunal selon laquelle le licenciement n’est, dans ces conditions, pas tardif.

Sur le fond du motif grave, la cour rappelle d’autres principes, dont l’exigence d’appréciation concrète de la faute, étant que le juge va prendre en considération l’ensemble des éléments de fait relatifs à l’acte lui-même et au contexte dans lequel il s’est déroulé. Le fait admis est celui accompagné de toutes les circonstances de nature à lui conférer le caractère d’un motif grave (la cour renvoyant à Cass., 20 novembre 2006, n° S.050.117.F).

La cour apprécie, dès lors, en fonction des éléments de l’espèce, les obligations contractuelles telles que fixées dans le contrat de travail ainsi que dans un avenant ultérieur. Elle rappelle qu’en vertu de l’article 1134 du Code civil, l’employeur ne peut pas modifier ni révoquer unilatéralement les conditions de travail convenues entre les parties et que son pouvoir d’autorité d’employeur ne lui permet pas de revenir sur les engagements contractuels pris à l’égard du travailleur. Aussi se pose la question de savoir si l’employeur pouvait donner les instructions auxquelles l’employée a refusé d’obtempérer. Il est manifeste, pour la cour, que déplacer le lieu de travail de Bruxelles à Namur est une modification importante des fonctions (le transfert de malades n’existant pas dans les fonctions nouvelles), du lieu du travail (celui-ci étant fixé à Bruxelles par un avenant au contrat), ainsi que de la rémunération (la modification de fonction devant s’accompagner du retrait du véhicule dont l’intéressée pouvait bénéficier même à des fins privées). La cour va dès lors constater, à partir des éléments avancés par l’employeur que celui-ci ne justifie nullement sa position, selon laquelle l’employée aurait marqué accord sur le déplacement du lieu de travail.

Par ailleurs, est également invoquée par l’employeur la nécessité d’effectuer ce transfert aux fins de conserver des subsides. La cour rappelle ici que cet objectif n’autorise pas un employeur à imposer à un travailleur une modification importante des conditions contractuelles et encore moins à le licencier pour motif grave en cas de refus.

Par conséquent, les instructions données par l’employeur ne l’étaient pas en vue de l’exécution du contrat de travail tel qu’il avait été conclu entre les parties et, l’employeur n’établissant pas la modification d’un commun accord des conditions convenues, elle conclut que l’intéressée n’avait aucune obligation d’exécuter ses instructions et que son refus n’est nullement fautif. Elle confirme dès lors la position du tribunal du travail sur l’indemnité compensatoire de préavis.

Se pose, cependant, la question de savoir si l’employeur a commis un abus de droit et la cour rappelle ici que le droit de licencier est un droit-fonction qui poursuit une finalité économique et sociale : l’intérêt de l’entreprise. En conséquence, le licenciement pour des motifs étrangers à cet objectif peut être jugé abusif en cas de détournement du droit de licencier de sa finalité. La cour rappelle également les limites du contrôle du juge, qui doit porter sur l’existence d’un motif en rapport avec la finalité légitime du droit et non sur l’opportunité du licenciement au regard de l’intérêt de l’entreprise, dont elle rappelle que le chef d’entreprise est seul juge de celui-ci. En outre, peuvent également donner lieu à abus de droit, comme le rappelle la cour, les circonstances du licenciement.Examinant le contexte du congé ainsi que le motif lié à la perte de subsides, la cour conclut que le motif était injustifié mais que le licenciement n’en est pas pour autant abusif.

Enfin, la cour statue sur une demande de dommages et intérêts vu l’absence de mesures d’outplacement. Si le droit au reclassement professionnel n’est pas accordé au travailleur licencié pour motif grave, il s’avère en l’espèce que ce licenciement pour motif grave n’était pas justifié. Pour la cour, l’impossibilité d’obtenir le bénéfice de cette procédure en temps utile est la conséquence de l’erreur de l’appréciation de l’employeur et il est dès lors tenu de réparer le préjudice causé. Celui-ci est fixé à 1.800€ par l’employée et la cour alloue ce montant, confirmant en ceci le jugement.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la cour du travail présente un intérêt évident à plusieurs titres, étant non seulement le rappel des règles en matière de manquement continu pouvant déboucher sur un licenciement pour motif grave, mais également l’obligation de l’employeur de respecter 1134 du Code civil et l’interdiction subséquente de modifier de manière importante les conditions du contrat.

La conclusion de la cour sur la question de l’outplacement en cas de licenciement pour motif grave non justifié est également intéressante : il y a erreur d’appréciation de l’employeur donnant lieu à un préjudice spécial, qui doit être réparé.


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